Depuis toute la vie, je me suis toujours sentie en dehors, où que je sois, en dehors de l'image, de la conversation, en décalage, comme si j'étais seule à entendre des bruits ou des paroles que les autres ne perçoivent pas, et sourde aux mots qu'ils semblent entendre, comme si j'étais hors du cadre, de l'autre côté d'une vitre immense et invisible.
Je peux dire et tout sans qu'elle me le fasse remarquer, parce qu'elle comprend ce que ça veut dire, j'en suis sûre, parce qu'elle sait que et tout c'est pour toutes les choses qu'on pourrait ajouter mais qu'on passe sous silence, par paresse, par manque de temps, ou bien parce que ça ne se dit pas.
Je connais No, sa manière d'être assise, en déséquilibre, ses hésitations et sa pudeur, l'énergie qu'elle dépense pour avoir l'air normal.
Parfois il me semble qu'à l'intérieur de moi quelque chose fait défaut, un fil inversé, une pièce défectueuse, une erreur de fabrication, non pas quelque chose en plus, comme on pourrait le croire, mais quelque chose qui manque.
Les chiens on peut les prendre chez soi, mais pas les SDF.
Moi je me suis dit que si chacun d'entre nous accueillait un sans-abri, si chacun décidait de s'occuper d'une personne, une seule, de l'aider, de l'accompagner, peut être qu'il y en aurait moins dans la rue.
On est capable d'envoyer des avions supersoniques et des fusées dans l'espace, d'identifier un criminel à partir d'un cheveu ou d'une minuscule particule de peau, de créer une tomate qui reste trois semaines au réfrigérateur sans prendre une ride, de faire tenir dans une puce microscopique des milliards d'informations. On est capable de laisser mourir des gens dans la rue.
On ne devrait pas faire croire aux gens qu'ils peuvent être égaux ni ici ni ailleurs.
Dans la vie il y a un truc qui est gênant, un truc contre lequel on ne peut rien : il est impossible d'arrêter de penser. Penser à arrêter de penser, c'est encore penser.
(Un des meilleurs livre que j'ai lu depuis longtemps.)